Partie, la Syrie est partie, avec ses foulards, ses rues, ses ruines, portant ses morts sur son dos, elle est partie. Elle a rassemblé ses paroles et ses effets personnels, son espace aérien et ses troupes terrestres, elle a pris sa position géostratégique et elle s’en est allée. Partie, la Syrie est partie ; on l’a aperçue laisser les clés sous le paillasson au petit matin, dire une brève prière, faire ses lacets et elle s’en est allée. On l’a vue dire au revoir à Hatzik, celui qui tient l’épicerie du coin, à Qurnat as-Sawdā et à la mer Morte lorsqu’elle est partie. On l’a vue dire au revoir au pommier de la cour, au chien qui dormait dans la rue, et aux correspondants de Reuters. Partie, la Syrie est partie ; son corps ne pouvait soutenir plus de morts, sa peau ne pouvait endiguer plus de morts. Elle se souvient de tous ses morts, alors qu’ils se comptent par milliers, alors qu’elle ne sait plus additionner ou soustraire. Elle se souvient de Nabil, celui qui criait « Liberté pour la Syrie ! » et à qui on a coupé deux doigts ; elle se souvient de ces jeunes pendus sur la place parce qu’ils avaient écrit sur le mur « A ton tour, Docteur ! ». Elle se souvient du poète Lukman qui a été abattu au milieu de ses livres et de ses verbes auxiliaires, de Faiza qui fut écrasé avec ses deux filles sous l’effondrement d’un mur. Elle se souvient du siège de Homs et de Babr Amr, du vieux fermier qui parlait à ses mules, de la maîtresse de Lattaquié, celle qui portait des lunettes cerclées et lisait des poèmes de Saniyya Salih aux enfants, de l’infirmière qui pleurait à l’hôpital de Jisr al-Shughur, et du chat qui somnolait à l’ombre d’un pickup Toyota. Elle se souvient d’Abu Aimad, le barbier, avec ses peignes et ses eaux de cologne, qui une fois, par erreur, trancha l’oreille d’un de ses amis du village ; elle se souvient de Mamie Meisam qui tous les dimanches cuisinait pour toute la famille du poulet à la coriandre, jusqu’au jour où des soldats apparurent sur le pas de sa porte ; elle se souvient des enfants qui jouaient au football dans la rue, quand un baril de TNT explosa près de Khalil, c’était à son tour de jouer gardien de but. Elle se souvient des noms de tous ceux qui furent torturés, des organes génitaux mutilés, des orbites noirs à la place des yeux. Elle se souvient des noms de tous ses morts alors qu’ils se comptent par milliers, alors qu’elle ne sait plus additionner ou soustraire. Partie, la Syrie est partie ; laissant derrière elle une carte de l’Europe en arabe et quelques lettres d’Ibn al-Arabi. Elle a laissé son chapeau et ses lunettes de lecture, sa bannière avec les étoiles et les emblèmes de la nation. Elle a emmené l’Oronte mais a laissé l’Euphrate, elle a emmené Damas mais a laissé les Sept Portes, elle a emmené les plaines et les montagnes et s’en est allée. Ils disent qu’elle criait « Arrêtez le massacre! », elle a lissé sa jupe et s’en est allée. Ses mains étaient pleines de gens, et l’on disait que chaque foulée équivalait à sept lieues traînant derrière elle une insupportable charge de souffrances. Partie, la Syrie est partie ; laissant les soldats du Hezbollah sans terre à fouler, laissant les soldats américains sans terre à fouler. Et bien sûr, les soldats iraniens qui furent laissés sans terre à fouler. Le conseil des ministres resta sans pays à gouverner, les bombardiers russes sans ciel dans lequel voler, et tout le monde regardait ahuri le trou noir sur la carte. Parce que la Syrie est partie, et personne ne sait dire où elle s’en est allée.
Traduit par Jacques Spohr