Dans ce pays il n’y a pas de place pour des manifestes ; ici on saigne la vie dans la bassine en tôle, ici on transforme les actes en paroles, ici on produit les mots selon le procédé Fischer-Tropsch : si tu les raffines tu en tires à grand peine une bouteille d’essence. Dans ce pays il n’y a pas de place pour des manifestes ; les hommes se sont desséchés, il faut les pressurer pour remplir un petit sac de pierres. Le manifeste est un objet comme la table ou le lit, il a des dimensions précises ; le manifeste n’est pas une proclamation, il a une longueur et une largeur, il se fixe au mur avec des vis Allen M12x30. Le manifeste ne propose pas le moindre savoir, ce n’est pas une manifestation politique avec occupation ou un graffiti dans une école, il a une valeur purement utilitaire. On sait très bien ce qu’est le manifeste mais on ne réussit jamais à le faire rentrer ici, même en l’enroulant. Dans ce pays les routes sont des tranchées, les places des planches à découper ; sur le couteau à pain luit le goudron. Ici rien ne pousse, rien ne fleurit, même si on ensemence et fume chaque automne le ciment. C’est que notre destin est héréditaire, les chutes de nos corps quotidiennes, et que de notre sang il ne reste plus rien, rien qui puisse brûler, rien qui vaille. Dans ce pays il n’y a pas de place pour des manifestes ; les philosophes sont des fonctionnaires, les poètes des petits-bourgeois, les révolutionnaires attendent leur prime de retraite. Ici ceux qui ont des balles les gardent pour leur pomme, ceux qui portent des chaussures trouées à coups de pied chaque matin repoussent leur chance, ceux qui empruntent des verbes ne rendent que les temps. Ici les hommes se cachent en eux-mêmes, la saison de l’abattage du bois dure des décennies. Dans ce pays il n’y a pas de place pour se coucher, c’est pourquoi nous mourons toujours debout. Dans ce pays il n’y a pas de place pour des manifestes.
Traduit par Phonie-Graphie et Panos Angelopoulos